Homo burocraticus

Chers collègues,

Comment ne pas déplorer l’inanité de certaines pratiques bureaucratiques et leur part grandissante dans le travail, que ce soit à l’AP-HP ou ailleurs, mais particulièrement à l’AP-HP (lire ici un article des Echos sur deux livres dénonçant le cancer bureaucratique généralisé de nos sociétés post-modernes) ?

La messagerie des médecins de l’AP-HP est encombrée par les courriels de l’administration. Ils sont informés que l’on va purger les robinets d’eau du 3e étage du bâtiment B tel jour à telle heure, ou que la direction a le plaisir de leur annoncer l’arrivée de monsieur Tartempion à la sous-direction S, en remplacement de monsieur Trucmuche, appelé à exercer ses talents dans un autre bureau, ou encore le recrutement de Monsieur Bidule comme chargé de mission pour renforcer la direction D. Il faut remarquer que jamais de telles informations ne nous sont données lorsqu’il s’agit de personnels autres que les bureaucrates de niveau intermédiaire. On ne compte plus les méls rectifiant le mél précédent dans lequel il manquait la pièce jointe, ou les rappels à l’ordre pour des demandes déjà honorées. Récemment, dans un groupe hospitalier (GH) de notre institution, l’administration a tiré l’oreille des responsables de service, car, selon elle, il restait à valider 7374 articles scientifiques dans le logiciel SIGAPS. Rien que ça. Le bureaucrate chargé de cette question, connaissant mal ce logiciel, s’était simplement trompé de case ! Nous sommes parfois bouleversés d’apprendre que la salle S sera fermée pendant le pont de l’Ascension, ainsi que l’unité fonctionnelle U, que le stationnement est momentanément impossible autour du pavillon P en raison de travaux dont la durée n’est pas connue, qu’il va faire chaud demain, etc.

Chaque GH a son service de communication et le siège de l’AP-HP possède aussi le sien, plus étoffé, moyennant quoi quand un journaliste de télévision veut réaliser un reportage dans l’enceinte hospitalière, il devra franchir les 8 étapes suivantes : 1. le journaliste téléphone au médecin devant être filmé, qui accepte, précisant toutefois qu’il faut l’autorisation de l’administration, le journaliste répondant : « Oui, je sais, ils sont pénibles, on a déjà eu des problèmes » ; 2. le journaliste adresse sa demande au service de communication du siège de l’APHP ; 3. le siège se tourne vers le service de communication du GH où travaille le médecin ; 4 le service de communication du GH demande au médecin par mél s’il est d’accord pour être interviewé ; 5. le médecin répond par mél que oui (évidemment, puisque sans son accord le journaliste n’aurait pas sollicité d’autorisation) ; 6. le GH informe le siège que c’est possible puisque le médecin est d’accord ; 7. le siège s’adresse au journaliste pour lui donner l’autorisation de filmer (les étapes intra-siège ne sont pas décrites ni comptées car nimbées de mystère) ; 8. au bout de cet insoutenable suspense, le journaliste rappelle le médecin pour fixer le rendez-vous, à moins qu’il ne soit trop tard. Conclusion pratique : si le journaliste est pressé, il vaut mieux prévoir un reportage sur la voie publique, devant l’hôpital, en une étape tout compris : le journaliste appelle le médecin, qui dit oui, et ils fixent le rendez-vous tout de suite.

Il s’agit d’un simple exemple, peu fréquent certes, mais illustratif. Beaucoup de procédures administratives suivent ce long jeu de ping pong. Qui peut comprendre que tout dossier soit instruit au siège et dans les GH, avec de multiples allers-retours entre l’administration centrale et les administrations locales, parfois pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois ? Il arrive même que la demande initiale se perde en route et ne trouve jamais de réponse. Il est impossible de savoir combien d’heures sont perdues en réunions stériles, ou en procédures complexes pour les besoins les plus simples. Cette dilution des processus de décision est une grande source de déresponsabilisation et d’inefficacité, de perte de temps et d’énergie, et finalement de découragement et de départs. Il faudrait chiffrer les dépenses directes et indirectes que cela génère.

Le pire de tout est sûrement la direction qualité, une par GH, et un service qualité bien fourni au siège de l’avenue Victoria. Lors de notre dernière réunion de pôle, le directeur qualité nous a infligé une séance de deux heures sur les indicateurs, présentés comme autant de vérités sacrées, distribuant bonnes et mauvaises notes. Un orfèvre en matière d’évaluation, notre collègue le Pr Laurent Degos, ancien président du Collège de la Haute Autorité de Santé (le site de la HAS vaut le détour), écrivait récemment : « Après trente années pendant lesquelles les agences de régulation du monde ont sélectionné des indicateurs pour comparer les hôpitaux, base des palmarès qui font la une des journaux, où l’assurance maladie rétribue la « performance » du médecin, la question centrale est de savoir si ces critères correspondent à un mieux pour le malade. Hélas non ! Les indicateurs évaluent le suivi de procédures, de normes ou de protocoles et les études n’ont montré aucune corrélation entre ces indicateurs et le résultat clinique final comme la mortalité, les complications, les handicaps et la qualité de vie. » Vous trouverez ici l’intégralité de son texte. Voir aussi à ce sujet la lettre à l’expert visiteur, qui va dans le même sens.

Les démarches fondées sur des indicateurs heurtent le bon sens, mais elles sont servilement appliquées par les bureaucrates hospitaliers, soumis à la démarche de certification et pris dans un système dont ils perçoivent pourtant bien vite le caractère quantophrénique. Rappelons la loi de Goodhart dans son énoncé originel : « Once a social or economic indicator or other surrogate measure is made a target for the purpose of conducting social or economic policy, then it will lose the information content that would qualify it to play such a role. » De leur côté, les ingénieurs utilisent cette formule : « Personne ne croit à une théorie, sauf celui qui l’a faite, tout le monde croit à une mesure, sauf celui qui l’a faite. »

Qu’a entrepris la direction générale de l’AP-HP pour réformer ce fonctionnement bureaucratique dénoncé depuis toujours ? Rien. Il est vrai que l’administration est régie par des bureaucrates de niveau supérieur qui chérissent tout ce qui peut alimenter le travail de l’administration. Ils multiplient ces bullshit jobs dont parle David Graeber. Dilapidant l’argent public au nom de l’intérêt général, mais en réalité au profit de la bureaucratie, ils cherchent à s’immiscer dans toute activité échappant à leur contrôle et à leur compétence. Les logiques d’organisation et de régulation (quelle nouvelle couche de bureaucratie va-t-on bien pouvoir créer ?), et le reporting (quel indicateur supplémentaire va-t-on bien pouvoir inventer ?) prennent le pas sur les moyens à donner aux équipes de soins pour mieux soigner les malades.

Dans le projet de loi de modernisation de notre système de santé actuellement en discussion au Parlement (il faut bien sûr entendre bureaucratisation à la place de modernisation), sous prétexte de meilleures coopérations et d’économies, il est question d’instituer de façon obligatoire des groupements hospitaliers de territoire (GHT), regroupements d’hôpitaux qui risquent d’être autant de petites assistances publiques disséminées sur tout le territoire, avec le résultat que l’on devine.

Chaque réforme est l’occasion pour les bureaucrates du ministère de la Santé d’alourdir inutilement notre charge de travail et de paralyser un peu plus nos établissements. Jusqu’à quand cet expansionnisme bureaucratique va-t-il durer ?

Amitiés (non validées par la DGOS) et bon courage (non certifié par la HAS).

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