La Qualité, mon œil !

Chers collègues,

Je dédie ce post aux membres du collège de la Haute Autorité de santé

 “Vous pensez que la Démarche Qualité de votre entreprise ou de votre administration est une vaste fumisterie ? Vous êtes artisan et vous doutez de l’intérêt réel des innombrables normes, directives et autres règles de sécurité qui vous sont imposées au nom de la “Qualité” ? Vous avez peut-être raison.” (p. 8) C’est ainsi que le Dr Dominique Dupagne, créateur notamment du site médical atoute.org, présente le thème de son récent et excellent livre, Qualité mon Q ! Il avait déjà abordé ce sujet dans son ouvrage précédent La Revanche du rameur. Il a décidé de l’approfondir.

Notre confrère précise : “L’un des premiers tours de passe-passe des apôtres de la Démarche Qualité a été de faire disparaître les adjectifs qui l’accompagnaient. Il n’y a plus de bonne ou de mauvaise qualité. La Qualité avec un grand Q est TOUJOURS bonne.” (p. 10) Fondée sur l’appréciation de la bonne qualité du résultat final, la qualité s’est petit à petit appliquée aux processus de fabrication et à la sécurité au point d’en perdre de vue l’objectif initial : “La Qualité désignait initialement l’ensemble des caractéristiques d’un produit fini. Elle concerne désormais les modes d’organisation censés rendre un produit ou un service conformes à une norme de fabrication ou à un standard. Ce changement de sens est loin d’être anodin.” (p. 12)

D. Dupagne oppose Taylor à Deming : “Les recommandations de Deming vont beaucoup plus loin qu’une simple optimisation technique de la production. Il défend une stratégie en rupture profonde avec le taylorisme :

– Taylor prône la mise en concurrence des ouvriers pour améliorer la productivité ; Deming recommande la coopération.

– Taylor considère que la connaissance est l’apanage des ingénieurs ; Deming défend l’idée qu’elle doit être l’affaire de tous.

– Taylor gère les hommes par la contrainte et la peur ; Deming veut rendre à l’ouvrier sa fierté et lui éviter l’excès de stress.

– Taylor prône un découpage des tâches et la spécialisation des équipes ; Deming propose de faciliter les collaborations transversales.” (p. 16-17)

Plus loin, il écrit : “La Qualité définie par Deming et qui a assuré le succès de l’industrie japonaise écarte les procédures élaborées par l’encadrement sur un modèle “top-down”. Elle repose au contraire sur la coopération, les collaborations transversales, le respect, et la reconnaissance des apports de chacun dans la Qualité en tant qu’objectif partagé. Cette Qualité participative génère également des procédures, mais elles sont élaborées, acceptées et discutées par tous pour être améliorées en permanence.” (p. 28)

Mais lorsque l’on a voulu généraliser les méthodes ayant connu le succès au Japon, pays où Deming est vénéré pour avoir donné à l’industrie manufacturière le moyen de fabriquer des produits achetés dans le monde entier en raison de leur grande qualité, le retour s’est fait vers Taylor : “la mise en œuvre autoritaire de la Qualité dans les services, l’administration ou l’industrie non robotisable va trahir les valeurs fondamentales posées par Deming et ses disciples, revenir au taylorisme, et aboutir au désastre que nous vivons actuellement.” (p. 19)

La cause de ce retour en arrière est relativement simple. Les situations rencontrées dans les services, santé, police, éducation, etc. sont bien trop nombreuses et imprévues pour faire l’objet d’un recueil de procédures : “hors des chaînes de production industrielles en série, l’imprévu n’est plus l’exception, mais la règle. Aucun recueil de procédures ne peut prétendre décrire toutes les situations possibles ; quand bien même cette collection de procédures existerait, leur abondance empêcherait leur mémorisation et donc leur mise en œuvre.” (p. 26)

C’est l’occasion aussi pour l’auteur de cet essai de railler la politique du chiffre et la religion des indicateurs, dénoncée en ces termes par Goodhart : “Lorsqu’un indicateur est choisi pour guider une politique économique, il perd du même coup la valeur informative qui l’avait qualifié pour remplir cette fonction”, loi complétée par le sociologue américain Donald Campbell : “Plus un indicateur quantitatif est utilisé pour prendre des décisions, plus il va être manipulé et plus son usage va aboutir à corrompre le processus qu’il était censé améliorer.” (p. 67)

Pour D. Dupagne, cette évolution néfaste répond en réalité à un désir de domination et de dépossession : “Pour ceux qui sont en quête de pouvoir et de domination, la Qualité est l’outil parfait.” (p. 12) ; “La Qualité procédurale, en niant la compétence en tant qu’élément principal de la qualité du travail, permet à un cadre ou un contrôleur de prendre l’ascendant sur des agents efficaces et expérimentés. C’est en fait son objectif principal, et masqué… La Qualité revenue au taylorisme donne à un encadrement éloigné de la production des outils pour s’imposer hiérarchiquement face à des subordonnés qualifiés qui revendiquent légitimement une forte autonomie.” (p. 50)

Ces dernières remarques s’applique parfaitement aux hôpitaux, où par ailleurs “la Qualité (certification, accréditation) et les outils de gestion qui lui sont rattachés renchérissent les soins en créant des postes administratifs et en accaparant le temps disponible des soignants au détriment des patients.” (p. 43)

La démarche qualité devient un outil utilisé par les dirigeants pour renforcer leur pouvoir : “Le grand paradoxe de la Qualité devenue un outil de pouvoir, c’est qu’elle aggrave les difficultés qu’elle est censée aplanir, renchérit les coûts qu’elle prétend diminuer et dégrade la qualité de la production au lieu de l’améliorer. Son véritable objectif n’est donc pas de résoudre les problèmes ni de générer des économies. Un ancien haut fonctionnaire ayant occupé des postes majeurs au sein de notre système sanitaire m’a dit un jour sur un ton désabusé Je n’ai jamais vu les ministres se préoccuper de santé publique. Seule leur carrière les intéresse. Pour les tutelles sanitaires, la démarche Qualité est une simple stratégie de pouvoir, terriblement cohérente et efficace.” (p. 44)

La démarche qualité repose aussi sur un postulat de défiance à l’égard des agents, qui sont dépossédés de leur autonomie et de leur savoir suspecté d’être insuffisant : “La Qualité domination commence donc par affirmer qu’il est impossible de faire confiance aux employés pour faire spontanément du bon travail ou pour gérer eux-mêmes une démarche d’amélioration collaborative. Si une résistance est rencontrée, quelques études biaisées ou falsifiées permettront de faire taire les contradicteurs. Les acteurs de la Qualité domination entretiennent donc d’emblée un climat de défiance, en phase avec l’angoisse des cadres vis-à-vis du maintien de leur position dominante. La défiance peut alors se généraliser à toute l’entreprise et devenir un principe de gestion.” (p. 52)

L’exemple des hôpitaux magnétiques est un parfait contre-exemple de la néo-taylorisation généralisée actuelle : “replacer l’humain au centre de la qualité du travail, faire circuler la connaissance, reconnaître la compétence, mettre l’administration au service de la production et non le contraire.” (p.33)

Le livre donne quelques pistes pour résister à cette dictature de la démarche qualité, principalement, pour le moment, l’arme redoutable de l’humour et de la dérision. Vous y lirez de nombreuses histoires drôles, parfois lestes. C’est amusant, probablement en partie efficace, mais largement insuffisant. Il faut bien sûr ne pas se laisser intimider par cette prétendue démarche qualité qui débouche en réalité sur une dégradation de la qualité, et proposer des alternatives pour sortir de cette aliénation et de cette dépossession dangereuse des savoir-faire. Ce sera sans doute l’objet du prochain livre de notre confrère. En attendant, celui-ci est à lire absolument.

Amitiés et bon courage.

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