Travailler à l’hôpital

Chers collègues,

L’actualité nous conduit à présenter quelques documents sur le travail en général, et le travail à l’hôpital en particulier.

Sur France Inter, l’émission Affaires sensibles a retracé l’histoire des 35 heures le 25 mai dernier. Dans son rapport de décembre 2014 sur le même sujet, l’Assemblée nationale confirme l’imprévoyance avec laquelle ce passage a été appliqué dans les hôpitaux (création insuffisante de postes pour compenser la réduction du temps de travail, dans des organisations où il faut assurer la continuité des soins 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, postes qui de toute façon n’ont pu être pourvus faute d’un nombre suffisant de personnes formées, ce qui était parfaitement prévisible). Si l’on en croit Ghislaine Ottenheimer (Poison présidentiel, Albin Michel, 2015, p. 61), le président de la République précédent n’a pas osé remettre en cause les 35 heures, car c’eût été délivrer le message de “travailler plus pour gagner moins”.

Les Français plus que tout autre peuple attachent une importance très élevée au travail (lire à ce sujet l’intervention de Dominique Meda à l’Institut Diderot en septembre 2013, qui écrit : “les Français sont aujourd’hui, en Europe et dans le monde, les meilleurs porteurs de cette représentation du travail comme vecteur d’épanouissement et de réalisation de soi”; ce sont aussi ceux dont les attentes professionnelles sont les plus déçues.). L’accent a été mis ces dernières années sur les risques psycho-sociaux liés aux nouvelles conditions de travail. Ces risques ont été accrus par un marché de l’emploi défavorable et la difficulté pour les salariés de changer d’employeur, ce qui fragilise leurs droits et leur capacité de résistance.

L’épuisement professionnel est l’une des formes de souffrance au travail. Il est sur le point d’être reconnu officiellement comme maladie professionnelle (ce qu’il est par définition !). Il a d’abord été décrit chez des soignants par Herbert Freudenberger en 1980 sous le nom de burn-out (terme dont l’origine est littéraire, comme nous l’apprend la revue Books). Cette pathologie a fait l’objet d’une rapide et claire mise au point de Marie Pezé, psychologue et spécialiste de cette question, sur le site du Monde. Les premiers symptômes en sont la fatigue, sans récupération malgré le repos, la perte de plaisir à travailler, la consommation de substances addictives. Il est nécessaire de protéger le salarié par un arrêt de travail prolongé avant une reprise d’activité dans d’autres conditions, sinon la rechute est assurée. Les plus consciencieux sont les plus à risque. Les conditions de travail (réorganisations répétées, procéduralisation et division des tâches, ou alourdissement de la charge de travail) sont toujours en cause. Un premier salarié en épuisement professionnel dans une entreprise ou une administration annonce que d’autres vont l’être. La responsabilité de l’employeur est engagée, car le code du travail, dans son article L. 4121-1, lui impose de prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». S’il ne le fait pas et ne prend pas de mesures préventives, il se rend coupable d’une faute inexcusable. Pour Christophe Dejours, ce sont les évolutions managériales de ces dernières décennies qui génèrent la souffrance au travail, comme il le développe dans son entretien avec Mediapart.

A l’hôpital, avant de parler minutes, horaires et RTT, il faut s’interroger sur la vie au travail et la qualité des soins. La direction générale de l’APHP donne des exemples de réorganisations possibles à l’appui de son initiative de remettre en cause l’accord sur l’application des 35 heures. Mais, a-t-elle une connaissance suffisante du terrain ?

Voici ce qu’écrit un collègue rééducateur fonctionnel :

” J’ai relevé les propos de Martin Hirsch sur RTL face à Yves Calvi le 21 mai 2015 : “La médecine change et on doit s’adapter, gentiment, mais on doit s’adapter. Je vais vous donner un exemple. Il y avait un médecin, qui fait de la rééducation, qui m’expliquait: Je m’occupe de tétraplégiques. Ils ont besoin de rééducation entre 10:00 du matin et tard l’après-midi.

Dans mon service, depuis 15 ans, les personnels arrivent à 7:00 du matin et partent à 15:00 et quelques…, donc il y a trois heures où je ne peux pas leur mettre les patients en face, ou au début de la matinée, voilà, je ne sais pas ce qu’ils font…Il y a 3 heures à la fin de la journée où j’aurai besoin d’eux et il ne sont pas là… Et on se dit voilà on se met autour de la table et on se dit : comment on bosse autrement.”

Pardon, mais encore une fois les bras m’en tombent !

On mélange sans doute les horaires des aides-soignants et des IDE qui arrivent souvent à 7:00 car à ma connaissance il n’y a pas beaucoup d’endroits où les kinésithérapeutes ou autres rééducateurs arrivent à 7:00 ! L’heure d’arrivée, même s’il y a parfois des habitudes à changer et des pesanteurs syndicales hétérogènes d’un site à l’autre, est tout de même fonction des besoins, c’est souvent plutôt autour de 9:00.

Le collègue parlait-il bien ici des rééducateurs, ou bien faut-il supposer qu’il travaille dans le temple de l’immobilisme et de la paralysie managériale?

Il peut y avoir des pesanteurs locales, mais rien n’empêche, même à l’AP-HP, dans le respect de la réglementation et notamment des règles de présence au travail, surtout avec le turn over effroyable des métiers de rééducation, de  couvrir progressivement les plages horaires qu’il convient de couvrir.

Le collègue qu’a interviewé Martin Hirsch est peut-être réellement ennuyé par le management local des RH, mais en tout cas cela n’a rien à voir avec les 35 heures. Mais est-ce ce que le collègue avait voulu dire?

La véritable question à se poser est la suivante: Que veut dire Martin Hirsch en rapportant ainsi ces paroles à propos du débat sur les 35 heures?

Le problème crucial, dont ne parle pas MH, mais dont je n’ose croire que tout collègue qui “fait de la rééducation” ne lui parle pas, c’est bien la désastreuse Réduction du Temps Thérapeutique par patient et les pertes de chances pour les patients qui ne sont pas rééduqués plusieurs jours par semaine, sans aucun garde-fou, face à la toute puissance du contrôle de gestion.

Dans un pacte faustien à nul autre pareil, les coalitions qui gèrent les hôpitaux ont laissé déconnecter les coûts des valeurs du soins, autrement dit de la valeur ajoutée liée aux soins. Tous les véritables critères de qualité evidence based en temps de temps de rééducation sont ignorés, et ce que je dis vaut aussi bien en aigu qu’en SSR, et ce quel que soit l’autorisation.

Dès lors les coûts de rééducation sont considérés comme non producteurs de valeur ajoutée dans notre système ubuesque. Considérés sous l’angle d’inducteurs de coût sans évidence de valeur ajoutée pour les gestionnaires, ils sont soumis à l’inexorable loi du low cost et des programmes de soins discount.

Soyons sérieux. On est étonné que le directeur de l’AP-HP qui affirme avec force sa passion de “juste bien s’occuper des malades” puisse énoncer de tels propos.

On voit à quel point le sommet stratégique est coupé de la réalité du travail de soins et n’a qu’un seul son de cloche, celui du management intermédiaire, des discounters.

Il y a certes lieu de critiquer l’application des 35 heures à l’AP, mais on ne peut résumer non plus l’hôpital à une bureaucratie au service d’agents irrationnels ignares en termes de management et d’économie dont il faudrait casser au bulldozer les organisations archaïques. Je vois trop bien poindre ici la machine infernale idéologique de ceux qui veulent, avec la FHF, casser les statuts de la fonction publique pour briser les dernières résistances au management par les coûts.

Yves Calvi: “A vous écouter on a l’impression qu’il n’y a qu’un problème d’organisation.” Yves Calvi a-t-il eu l’intuition du Nouveau Management Public en santé ? Il a peut-être lu ou invité Frédéric Pierru et Nicolas Belorgey.”

Le sociologue Nicolas Belorgey, avec des médecins de terrain, les “Docteurs Blouses”, a publié en 2013 une enquête fondée sur des expériences concrètes. Cette enquête montre que le malaise des soignants est plus affaire de management et de marchandisation que de durée du travail, même si l’instauration des 35 heures a participé au délitement de la qualité des soins.

Pour connaître en profondeur l’hôpital, il n’y a pas trente-six moyens : il faut y être soigné. On se souvient de l’Hôpital vu du lit de Jean de Kervasdoué, paru en 2004, et du témoignage récent de notre collègue Joël Ménard après son passage à l’hôpital Beaujon. Quelques extraits de ce texte paru en février dernier en disent plus que toutes les déclarations entendues en ce moment :

“Le contraste entre les activités des soignants et ce que martèle chaque jour la vision des chaînes télévisées est terrible. En boucle, se répétant et se dégradant d’une chaîne à l’autre, on répète toujours la même chose : l’impossible équilibre des dépenses de soins, le gâchis des hôpitaux, les gains de productivité possibles, la rationalisation des procédures, l’implantation de techniques qualité bien connues dans les industries. Bref, un vocabulaire technocratique. La tonalité est critique, négative et maniée avec brio et autosatisfaction par des gens dont la bonne santé insolente, les certitudes, l’habitude de se pavaner dans les médias et la capacité à s’exprimer vous écrasent, vous la personne malade, dans vos doutes et vos souffrances.”

“Ainsi, peu à peu s’est construit sur six longues semaines le contraste pénible entre les banalités répétées par certains des chroniqueurs célèbres, omniprésents et sûrs d’eux-mêmes, et la vie difficile de ceux qui souffrent moins la nuit grâce au professionnalisme et au dévouement des soignants ordinaires, les oubliés des débats technocratiques.”

“Quant à la « petite interne », Pauline, elle est venue de Limoges par le succès à l’examen national classant, parce qu’elle veut se former à raison de cent heures par semaine (illégales, mais comment faire quand on transplante ?) pour être chirurgien d’enfant : 7 ans de travail en plus après 6 ans de médecine !”

“Quand je demandais à chacun ce qu’était leur plaisir, les deux mêmes réponses se croisaient : la technicité et le contact avec les malades.”

“Une autre faille est évidente : le manque de « temps homme » pour adapter le rythme des soins au rythme de la personne malade, et pour se coordonner. Certes, le temps, c’est l’argent, mais le temps c’est aussi la qualité. Le rythme de distributions de repas, où tous les efforts sont faits pour que le chaud reste chaud et pour tout diversifier, en suivant les avis de la diététicienne est plus rapide que le rythme du malade. Le temps de distribution et de retrait des plateaux est forcément minuté. Quand on est sévèrement malade, douloureux de partout, c’est culpabilisant de ne pas pouvoir suivre ce rythme de distribution et de ramassage, et la tentation croît de ne plus manger ! Surtout, un peu plus de temps pour se parler serait utile ! Toutes et tous me l’ont dit: du temps pour que les équipes de soignants se parlent entre elles, que les médecins parlent plus avec les soignants, que la routine soit éclairée d’une réflexion commune plus profonde et ne soit pas restreinte exclusivement au temps minuté des soins.”

Pour finir, Joël Ménard lance un appel qui va à rebours de ce qui est proposé : “Du temps, s’il vous plaît, dans tout le système de soins. Ce n’est pas du laisser-aller le plus souvent. C’est indispensable, pour que la qualité augmente, en même temps que s’installe et s’assimile une révolution technologique venue de l’extérieur de la médecine… “

Amitiés et bon courage.

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